dimanche 16 octobre 2016

CETTE NUIT DU 31 JANVIER AU 1ER FEVRIER 1990


Les traces de l'impact d'obus sur le mur de mon jardinet. 

Je voudrais vous raconter une histoire. Qui ne vous fera pas rire. Mais peut-être réfléchir. Parce que j’essaye encore – malgré mon désarroi total – de sauver quelque chose dans ce pays qui est le mien.

Cette histoire je l’ai vécue – et comme j’aurais aimé ne jamais la vivre – dans la nuit du 31 Janvier au 1er Février 1990.

Mercredi 31 janvier, le matin les nouvelles étaient alarmantes… Geagea- Aoun / Aoun- Geagea. On ne voulait pas vraiment y croire. Wallaw ! Les chrétiens entre eux ? L’après-midi, la situation était de plus en plus tendue et les combats commençaient.   Habitant Mar-Takla- Hazmieh, nous n’étions pas vraiment inquiets. Nous avions mon ex-mari et moi bossé toute la journée et notre associé Elie, était resté chez nous ne pouvant pas rentrer chez lui à Achrafieh .

Avant de dormir, j’ai pu appeler mes parents (après plusieurs essais pour «  avoir la ligne »)
Maman : dormez dans le couloir ma chérie.
Moi : Mom, quand même on ne va pas bombarder Mar Takla !
Maman : Tayeb, mettez Christophe entre vous. (Mon nouveau né de 4 mois, mon ainé)
Moi : Mom, rien ne va se passer ! wallaw des chrétiens entre eux !! Halla2 bi rou2o…

Mais les mères sont intuitives.

Mon père a écrit un poème sur cette nuit là. Un poème que même 27 ans plus tard je n’arrive pas à lire sans pleurer.

Il était deux heures du matin
DEUX HEURES DU MATIN
Quand soudain
Dans un coin
de la maison
Dans un coin
de ma déraison
Une sonnerie venue du fond d’un désespoir
Retentit froide, glacée,
Comme la nuit, glacée,
Comme la nuit, froide
Comme la nuit, noire

Nous sommes blessés
Dit la petite voix dans un sanglot retenu
Blessés
BLESSES

Le premier obus nous avait réveillé mon mari et moi. Instinctivement, je dis «  C’est proche, qu’est ce qu’on fait ? »
Michel tourne sa tête vers moi. Il n’a pas le temps de répondre. L’obus éclate sur le mur du jardinet qui fait face à notre chambre à coucher et nous arrose d’éclats. Le bruit, l’odeur, la fumée sont abominables. Michel perd immédiatement connaissance et je l’entends râler. Pourtant pas une goutte sang sur son corps. Je ne comprenais rien. J’ai été  moi-même en deux secondes couverte de sang. Des dizaines de micro éclats m’avaient percés le bras et le sein gauche. Une force venue de je ne sais où, me fait sortir du lit. Je cours vers la chambre de mon bébé en appelant notre ami qui dormait dans la salle de séjour.  Mon fils dormait paisiblement.  Avec Elie, nous repartons vers ma chambre à coucher. Michel était toujours inconscient. J’apprendrais un peu plus tard qu’un éclat s’était fiché dans son poumon et avait causé une hémorragie interne. Avec un bras et l’aide d’Elie, je prends le drap et on le pose par terre pour le trainer jusque dans le couloir. Les bombardements au dehors faisaient rage.  Elie et moi nous poussons le lit de Christophe dans le recoin de la chambre et je cours vers le téléphone. La ligne est « venue » du premier coup.
«  Papa, nous sommes blessés »
« J’amène des pansements ? »
« Il faut aller d’urgence à l’hôpital »
« On arrive »

Papa décrit ce moment ainsi :

La minute qui suivit
Mais y a-t-il des minutes qui suivent
Un moment de détresse,
Fut longue comme une éternité
Froide comme la nuit froide
Glacée comme la nuit glacée
Noire comme la nuit noire
Et notre cœur qui bat
Mêle ses chamades aux éclats
Des bombes
Aveugles, meurtrières.

Deuxième coup de fil à la famille de Michel.
« Arlette, nous sommes gravement blessés. Papa va nous emmener au Sacré-Cœur »

En attendant l’arrivée de mes parents, je couvre Michel d’une couverture et me regarde. Ma chemise de nuit est écarlate. Le couloir est plein de sang.  Je supplie Elie de déchirer mon vêtement et lui demande de m’amener des serviettes pour sécher le sang et une autre chemise de nuit.  Qui en un rien de temps fut souillée aussi.
Heureusement mes parents n’habitent qu’à une minute de chez moi. Ils arrivent rapidement. Maman, infirmière de profession, me donne rapidement les premiers soins, prend le pouls de mon mari qui « Gémit son mal, Il est blanc, autant la nuit est noire, Il est froid autant la nuit est froide »
Elle prend en charge Christophe qui dort encore, tranquille au milieu des éclats.  Avec une force que seul donne le désespoir, mon père et Elie transporte Michel dans la voiture de Papa, Dieu merci à l’époque une Volvo bien solide.  Je ne sais toujours pas comment j’ai pu marcher, monter en voiture, soutenir mon mari.
Les 2km qui nous séparent de l’hôpital furent horriblement longs. Mon père zigzaguait entre les bombes, et chaque trou, chaque bosse étaient un calvaire pour nous deux, blessés.
Des bombes
Qui tombent, tombent, tombent
Comme des tombes
Noires, glacées, froides
Comme cette nuit
Qui n’en finit plus.

Je pensais avoir vécu le pire. Le pire était à venir. A l’hôpital, des dizaines de soldats. C’était dantesque. Des bras arrachés, des pieds en lambeaux, un œil crevé, des ventre atteints toutes entrailles dehors, des visages déchiquetés.
Et des cris
Des cris
Des insultes
Des hurlements.
Et moi sur mon brancard. Et moi toute nue sous un drap. Ayant été jugée «  Hors danger » après les rayons X, on m’avait laissée seule sous une fenêtre brisée. Nous étions en février. Je tremblais de tout. De froid, de peur, d’angoisse. Mes larmes ne coulaient pas. 
Ce soir-là, j’ai compris ce que «bain de sang » voulait dire. Je n’oublierais jamais cette religieuse qui n’arrêtait pas de passer la serpillière inlassablement, inutilement.
Dans une des salles d’opération, Michel se faisait poser un drain « à froid » sans anesthésie, pour vider le sang de l'hémorragie interne. Les médecins le garderont ensuite sous observation. Si l’éclat ne bouge pas, il ne sera pas opéré (ce qui fut le cas).
Le chaos qui régnait à l’hôpital était insoutenable.  Les soldats n’arrêtaient pas de hurler leurs insultes et mon mari  sa douleur que j’entendais à chaque fois qu’une infirmière ouvrait la salle d’opération.
Et c’est là que moi j’ai hurlé. Un petit bout de femme désespérée, angoissée, à bout. Un hurlement qui a fait taire tout le monde sauf les bombes.

Il est Six heures du matin
SIX HEURES DU MATIN
L’aube chasse la nuit
Un coq à encore le courage de chanter.
Des oiseaux ont encore la force de voler
Le soleil a encore l’insolence de paraître
La vie a encore l’insolence de renaitre.
La nuit est finie
Pas la guerre.

Vous comprenez pourquoi je n’applaudis plus aucun seigneur de la guerre, quel qu’il soit.

Et que je méprise ceux qui applaudissent encore.


*Extraits du poème "Deux heures du matin" tiré du recueil " Amertumes" de Jean-Claude Boulos, publié en Décembre 1990.

JOSYANE BOULOS

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