jeudi 13 avril 2017

13 AVRIL 1975 VU PAR JEAN-CLAUDE BOULOS

Jean-Claude Boulos célébrant son anniversaire le 13 avril 2007

En avril 1976, Jean Claude Boulos décide d’écrire un livre sur la guerre du Liban. Un livre qu’il n’achèvera pas, probablement découragé par la longueur de la guerre et des circonstances sécuritaires de l’époque.

Ses enfants ont retrouvé le cahier qui relate cette « Chronique d’une année d’agonie ».

Voilà la première journée de guerre telle que vécue par Jean Claude Boulos.


13 Avril 1975.

Cette date coïncide avec mon 41ème anniversaire. Je suis marié, père d’une fille de 12 ans, Josyane, d’un garçon de 11 ans, Naji, et d’une fille de 9 ans, Myrna.

C’était un dimanche. Il faisait beau, merveilleusement beau. On aurait dit que la nature avait bien soigné les choses pour rendre ce dernier dimanche de paix véritable, un immense chant de gloire au printemps. La veille déjà, j’avais célébré mon anniversaire avec mes copains du Théâtre de 10 heures au Casino du Liban.

Comme si mon subconscient m’avait dicté ma conduite, je m’étais déchaîné ce soir-là et j’avais retrouvé ma verve des années cinquante chantant des Rock n’Roll de ma jeunesse jusqu’à m’égosiller. C’était formidable. J’avais retrouvé la forme, le rythme de mes vingt ans et je revivais pleinement cette époque merveilleuse où je lâchais mes projets de béton armé à l’Ecole d’Ingénieurs pour aller m’époustoufler à chanter et danser le Rock dans les boîtes de nuit.  Après le théâtre, nous étions entrés à la table de jeux du Casino du Liban et j’avais joué, le 13, le 4 et le 34. C’est-à-dire la date de ma naissance. Ça m’avait rapporté 350L.L. Un joli cadeau d’anniversaire.

Epuisés mais heureux, ma femme et moi étions rentrés à la maison et le 13, nous avions projeté d’aller passer la journée à Hamlaya avec nos amis. Hamlaya, à 30 minutes de Beyrouth, est un village merveilleux de quiétude. Nous avions fait griller de la viande sur un feu de brindilles et les enfants avaient pris un plein bol d’air. On voyait encore quelques traces de neige sur les pentes de Sannine. Il faisait bon, il faisait doux. Les oiseaux gazouillaient, l’air était pur et la vie était belle. Nous venions de passer la dernière journée sans appréhensions et sans peur, la dernière journée de cette vie à la libanaise que le monde entier nous enviait et qu’il avait semble-t-il décidé de détruire et de nous ôter.

Les enfants avaient joué comme des fous à courir partout. Nous avions fait des mezzés et pris un bon arak. La douceur de vivre nous avait engourdis. Nous avions parlé Fouad (mon ami) et moi des projets futurs, d’une coopération plus étroite, les femmes avaient parlé de la mode, des vacances d’été, d’une action sociale commune : bref, de tout ce qui fait de notre vie quotidienne, une vie calme et sereine au milieu d’une nature riche et généreuse et qui nous avait été léguée depuis des siècles par un beau Dieu qui avait peut-être trop bien fait les choses et qui ce, 13 Avril 1975, avait sans doute décidé de tout changer, de tout bouleverser et de tout détruire.

En rentrant chez nous, nous avions chanté comme à notre habitude. Nous avions fait des devinettes et ma femme s’était assoupie près de moi exténuée par une longue journée en plein air. En arrivant sur les hauteurs d’Achrafieh, nous avions constaté un remue-ménage inhabituel. Des jeunes gens en armes couraient un peu partout. C’était étrange. Pourquoi toutes ces armes à feu au terme d’une si belle journée ? Au fur et à mesure que l’on approchait de la maison, il y avait de plus en plus d’effervescence parmi la population, mais nous n’avions trouvé aucune explication à la chose et nous avions supposé tout simplement qu’il s’agissait d’un incident de quartier tout au plus.

La vérité était toute différente. La vérité était autrement plus tragique, autrement plus sanglante.

La vérité c’est que le matin même, un drame s’était déroulé qui devait catapulter le Liban à l’avant-scène de l’actualité internationale au milieu du gouffre de la guerre civile.

La vérité c’est que l’on venait de poignarder le Liban et que notre pays devait pendant toute une année se traîner à genoux, se faire saigner et qu’il n’allait se trouver personne pour soigner sa blessure, la cautériser, l’aseptiser.

La vérité c’est que le 13 avril, date de mon anniversaire, allait être la date la plus fatidique de notre histoire et que, dorénavant, dans les manuels de l’histoire du Liban, il allait figurer aux côtés de dates autrement plus honorables comme celles du 6 mai 1916, jour des Martyrs ou du 22 novembre 1943, jour de l’Indépendance de notre pays.

Les faits ! Une église était inaugurée dans le quartier périphérique de Ain Remmaneh, un quartier nouveau et surtout habité par des chrétiens et séparé du quartier populeux de Chiah par une autoroute qui mène à Saïda. A cette inauguration devaient assister Pierre Gemayel, chef du Parti Kataëb depuis 1936, et Camille Chamoun, ancien président de la République et chef du Parti National Libéral, tous deux leaders maronites. Avant la cérémonie, des incidents prenant l’allure de défi eurent lieu devant l’église et une voiture étrangère au quartier est passée en trombe faisant feu sur le cordon de sécurité et tuant net le chef de section du parti Kataëb du quartier. Un incident aussi grave, dans un pays souffrant de la présence de 350.000 Palestiniens et vivant dans un précaire équilibre entre 14 confessions et rites différents, aurait dû mobiliser les effectifs des forces de l’ordre pour en circoncire les séquelles explosives.

Le fait est qu’aucune force n’a été dépêchée sur les lieux. Et donc le drame a pu se produire.

Le Drame : un autobus d’une parade dans le quartier de Sabra passe dans Ain Remmaneh dans l’heure qui suivit le meurtre du chef de section. Les hommes du quartier en ébullition imaginent que c’est une attaque. Le drame est d’autant plus atroce qu’il est très court.

L’autobus est mitraillé de tous les côtés et on relèvera 26 cadavres dans l’autobus. 26 cadavres de Palestiniens.

Les premiers d’une longue et morbide série de cadavres.

Ce drame se passait par une des plus belles journées du Printemps 75.

Nous étions à 20 kilomètres de là, jouant et riant. Nous étions à mille heures d’imaginer même qu’il eût pu se dérouler.

Nous avions ouvert la radio et la télévision, ce soir-là, pour avoir plus de précisions sur cette nouvelle que nos voisins (qui l’avaient sue par des amis à qui d’autres aussi avaient téléphoné) nous avaient racontée. Hélas ! Nous avions encore cette honteuse télévision pour qui rien de ce qui arrive de mal au Liban ne pourrait être raconté. La première nouvelle était consacrée à l’opération du président Sleiman Frangieh à qui l’on venait d’enlever la vésicule biliaire. (Je me suis souvenu de la boutade du Théâtre de 10 heures : « Dorénavant le président ne s’énervera plus, il ne se fait plus de bile »).

Il fallut attendre le lendemain pour être un peu plus renseigné. Les journaux étaient barrés de larges machettes : Massacre à Ain Remmaneh. Les détails suivaient. Et chacun essayait d’accuser l’autre partie.

Je me souviens d’avoir été outré devant les images des journaux. Je m’étais alors dit : quelles que soient les raisons, on ne peut pas, on ne doit pas assassiner 26 personnes de cette façon-là.

Ce fut le début de la longue crise, loin de la politique et de ses dédales. Je ne pouvais penser qu’il y avait dans ce meurtre collectif, le détonateur qui allait suffire pour faire éclater le Liban.  

Je me suis dit : « On trouvera bien le moyen de régler la question. Notre pays est un pays de miracles et l’on saura bien raccommoder les choses et trouver une solution ». Après tout, nous avions survécu aux évènements de 1958, à la guerre de 1967, aux accrochages avec les Palestiniens de 1969 et surtout à la petite guerre avec les Fedayin en 1973. Tout devait tendre vers une normalisation des choses. Les Américains avaient trop investi au Liban pour permettre au pays de se laisser détruire. Le Liban avait pris la défense de la Palestine à l’ONU en octobre 1974. Il y avait trop de bien-être, trop de travail pour que des gens puissent venir détruire tout cet acquis.

Naïf pressentiment ! Naïves conclusions !

Ce jour-là, on avait bel et bien commencé à tuer le Liban et nous allions assister, témoins, à sa mort.


Jean Claude Boulos

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