Les traces de l'impact d'obus sur le mur de mon jardinet. |
Je voudrais vous
raconter une histoire. Qui ne vous fera pas rire. Mais peut-être réfléchir.
Parce que j’essaye encore – malgré mon désarroi total – de sauver quelque chose
dans ce pays qui est le mien.
Cette histoire je
l’ai vécue – et comme j’aurais aimé ne jamais la vivre – dans la nuit du 31
Janvier au 1er Février 1990.
Mercredi 31
janvier, le matin les nouvelles étaient alarmantes… Geagea- Aoun / Aoun-
Geagea. On ne voulait pas vraiment y croire. Wallaw ! Les chrétiens entre
eux ? L’après-midi, la situation était de plus en plus tendue et les
combats commençaient. Habitant
Mar-Takla- Hazmieh, nous n’étions pas vraiment inquiets. Nous avions mon ex-mari
et moi bossé toute la journée et notre associé Elie, était resté chez nous ne
pouvant pas rentrer chez lui à Achrafieh .
Avant de dormir,
j’ai pu appeler mes parents (après plusieurs essais pour « avoir la
ligne »)
Maman :
dormez dans le couloir ma chérie.
Moi : Mom,
quand même on ne va pas bombarder Mar Takla !
Maman :
Tayeb, mettez Christophe entre vous. (Mon nouveau né de 4 mois, mon ainé)
Moi : Mom,
rien ne va se passer ! wallaw des chrétiens entre eux !! Halla2 bi
rou2o…
Mais les mères
sont intuitives.
Mon père a écrit
un poème sur cette nuit là. Un poème que même 27 ans plus tard je n’arrive pas
à lire sans pleurer.
Il était deux heures du matin
DEUX HEURES DU MATIN
Quand soudain
Dans un coin
de
la maison
Dans un coin
de ma déraison
Une sonnerie venue du fond d’un désespoir
Retentit froide, glacée,
Comme la nuit, glacée,
Comme la nuit, froide
Comme la nuit, noire
Nous sommes blessés
Dit la petite voix dans un sanglot retenu
Blessés
BLESSES
Le premier obus
nous avait réveillé mon mari et moi. Instinctivement, je dis « C’est proche,
qu’est ce qu’on fait ? »
Michel tourne sa
tête vers moi. Il n’a pas le temps de répondre. L’obus éclate sur le mur du
jardinet qui fait face à notre chambre à coucher et nous arrose d’éclats. Le
bruit, l’odeur, la fumée sont abominables. Michel perd immédiatement
connaissance et je l’entends râler. Pourtant pas une goutte sang sur son corps.
Je ne comprenais rien. J’ai été moi-même
en deux secondes couverte de sang. Des dizaines de micro éclats m’avaient
percés le bras et le sein gauche. Une force venue de je ne sais où, me fait
sortir du lit. Je cours vers la chambre de mon bébé en appelant notre ami qui dormait dans la salle de séjour. Mon fils dormait paisiblement. Avec Elie, nous repartons vers ma chambre à
coucher. Michel était toujours inconscient. J’apprendrais un peu plus tard
qu’un éclat s’était fiché dans son poumon et avait causé une hémorragie
interne. Avec un bras et l’aide d’Elie, je prends le drap et on le pose par
terre pour le trainer jusque dans le couloir. Les bombardements au dehors
faisaient rage. Elie et moi nous
poussons le lit de Christophe dans le recoin de la chambre et je cours vers le
téléphone. La ligne est « venue » du premier coup.
« Papa,
nous sommes blessés »
« J’amène
des pansements ? »
« Il faut
aller d’urgence à l’hôpital »
« On
arrive »
Papa décrit ce
moment ainsi :
La minute qui suivit
Mais y a-t-il des minutes qui suivent
Un moment de détresse,
Fut longue comme une éternité
Froide comme la nuit froide
Glacée comme la nuit glacée
Noire comme la nuit noire
Et notre cœur qui bat
Mêle ses chamades aux éclats
Des bombes
Aveugles, meurtrières.
Deuxième coup de
fil à la famille de Michel.
« Arlette,
nous sommes gravement blessés. Papa va nous emmener au Sacré-Cœur »
En attendant
l’arrivée de mes parents, je couvre Michel d’une couverture et me regarde. Ma
chemise de nuit est écarlate. Le couloir est plein de sang. Je supplie Elie de déchirer mon vêtement et
lui demande de m’amener des serviettes pour sécher le sang et une autre chemise
de nuit. Qui en un rien de temps fut
souillée aussi.
Heureusement mes
parents n’habitent qu’à une minute de chez moi. Ils arrivent rapidement. Maman,
infirmière de profession, me donne rapidement les premiers soins, prend le
pouls de mon mari qui « Gémit son mal, Il
est blanc, autant la nuit est noire, Il est froid autant la nuit est
froide »
Elle prend en
charge Christophe qui dort encore, tranquille au milieu des éclats. Avec une force que seul donne le désespoir,
mon père et Elie transporte Michel dans la voiture de Papa, Dieu merci à
l’époque une Volvo bien solide. Je ne
sais toujours pas comment j’ai pu marcher, monter en voiture, soutenir mon
mari.
Les 2km qui nous
séparent de l’hôpital furent horriblement longs. Mon père zigzaguait entre les
bombes, et chaque trou, chaque bosse étaient un calvaire pour nous deux,
blessés.
Des bombes
Qui tombent, tombent, tombent
Comme des tombes
Noires, glacées, froides
Comme cette nuit
Qui n’en finit plus.
Je pensais avoir
vécu le pire. Le pire était à venir. A l’hôpital, des dizaines de soldats.
C’était dantesque. Des bras arrachés, des pieds en lambeaux, un œil crevé, des
ventre atteints toutes entrailles dehors, des visages déchiquetés.
Et des cris
Des cris
Des insultes
Des hurlements.
Et moi sur mon
brancard. Et moi toute nue sous un drap. Ayant été jugée « Hors
danger » après les rayons X, on m’avait laissée seule sous une fenêtre
brisée. Nous étions en février. Je tremblais de tout. De froid, de peur,
d’angoisse. Mes larmes ne coulaient pas.
Ce soir-là, j’ai
compris ce que «bain de sang » voulait dire. Je n’oublierais jamais cette
religieuse qui n’arrêtait pas de passer la serpillière inlassablement,
inutilement.
Dans une des
salles d’opération, Michel se faisait poser un drain « à froid »
sans anesthésie, pour vider le sang de l'hémorragie interne. Les médecins le garderont ensuite sous observation. Si l’éclat ne bouge pas, il ne sera pas opéré (ce qui fut le cas).
Le chaos qui
régnait à l’hôpital était insoutenable. Les soldats n’arrêtaient pas de hurler leurs
insultes et mon mari sa douleur que
j’entendais à chaque fois qu’une infirmière ouvrait la salle d’opération.
Et c’est là que
moi j’ai hurlé. Un petit bout de femme désespérée, angoissée, à bout. Un
hurlement qui a fait taire tout le monde sauf les bombes.
Il est Six heures du matin
SIX HEURES DU MATIN
L’aube chasse la nuit
Un coq à encore le courage de chanter.
Des oiseaux ont encore la force de voler
Le soleil a encore l’insolence de paraître
La vie a encore l’insolence de renaitre.
La nuit est finie
Pas la guerre.
Vous comprenez
pourquoi je n’applaudis plus aucun seigneur de la guerre, quel qu’il soit.
Et que je méprise
ceux qui applaudissent encore.
*Extraits du poème "Deux heures du matin" tiré du recueil " Amertumes" de Jean-Claude Boulos, publié en Décembre 1990.
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